Paris sur squats |
Paris sur squats
Fatigués de déménager tous les six mois, les artistes squatters installés dans des lieux à l'abandon réclament une intervention publique pour que des baux précaires leur soient consentis.
Le mardi 19 décembre 2000
Ici nous sommes dans l'ancienne salle de classe de l'acteur Robert Manuel», dit Pedro, plasticien, en montrant une chambre-atelier du squat de la rue Blanche, dans le IXe arrondissement. «On ne peut pas occuper cette maison comme une friche industrielle. Il y a toute une histoire qui nous imprègne», renchérit Momo Basta, vidéaste. L'hôtel de Choudens, qui depuis 1942 abritait la célèbre école de théâtre, est abandonné depuis trois ans à l'humidité et au pillage. Le Collectif 21 Label-Grange (15 artistes expulsés du squat de la Grange-aux-Belles, dans le Xe arrondissement en juin dernier) occupe cette demeure depuis le 13 octobre. Ils travaillent et vivent là sans eau, délogeables à tout moment. Ces plasticiens et acteurs interpellent aujourd'hui directement la mairie de Paris (propriétaire) et l'Etat (1). Ce dernier-né des collectifs artistiques parisiens s'insère dans une fronde obstinée qui, d'occupations en expulsions, a rebondi dans une multitude de lieux en vingt ans. Pour la première fois, l'Etat semble aujourd'hui rechercher des solutions concrètes.
La forme de ces espaces patchworks alternatifs s'est largement faite à l'initiative, en 1981, du groupe Art-Cloche: un squat en forme de collage «socio-artistique» qui se réclamait de Duchamp et qui a attiré dans sa démarche iconoclaste - «réinventer, c'est faire de la casse» -, des artistes comme Joseph Beuys et Jean-Pierre Raynaud, ou Coluche. Et depuis le squat de la Bourse, en 1999, situé face au temple capitaliste, cette petite guérilla urbaine se réactive sans cesse, avec toujours les mêmes acteurs: les artistes occupants, l'huissier, le commissaire d'arrondissement, les voisins, le juge, l'avocat, le ministère de la culture, la mairie de Paris, des élus locaux, le propriétaire privé et pour finir la préfecture et ses CRS. En s'octroyant des immeubles abandonnés aux pigeons ou au salpêtre, en prouvant qu'ils pouvaient «tenir» ces maisons collectivement et s'amarrer dans les quartiers, ces squatters artistes posent une question très simple: quelle est la place de l'artiste dans la cité? Réponses à travers une balade dans ces ruches.
«Ici, c'est bondé tous les samedis»
Rue de Rivoli: en un an, le collectif Chez Robert-Electron a accueilli au minimum 40 000 visiteurs (quand le Jeu de Paume en reçoit 100 000 et qu'un centre d'art officiel en attire en moyenne 7 000). Depuis le 1er novembre 1999, une trentaine de créateurs, cogérés par le KGB (Kalex, Gaspard et Bruno) ont remis en état un immeuble délabré de 1 500 m2 et multiplient les expositions. La façade est décorée d'une toile d'araignée emblématique: les plasticiens ont su tisser leurs fils. «Il faudrait des essaims d'art partout, rêve Gaspard Delanoë. Ici, c'est bondé tous les samedis! Ce serait rageant de devoir évacuer le 15 mars. Nous sollicitons tout dialogue avec tous les politiques. Nous demandons depuis un an la médiation du ministère de la Culture pour établir un bail précaire et un contrat de confiance avec le propriétaire. Ou que ce lieu soit préempté dans le cadre municipal!» Cette démarche qui consiste à sortir de l'illégalité, grâce à des baux précaires reconductibles et des contrats de confiance avec les propriétaires, est partagée par beaucoup de collectifs d'artistes: AlterNation, la rue Blanche, In Fact... «C'était un des grands apports d'Eduardo Albergaria, l'un des animateurs de la Grange-aux-Belles. Il avait notamment étudié la situation des squats européens, où ce genre de contrats existent, comme à Lausanne», rappelle le peintre Pierre Manguin du squat d'AlterNation, où Eduardo est décédé le 1er octobre.
Quinze monographies
Comment le ministère de la Culture appréhende-t-il vraiment ce «contre-modèle» (selon l'expression de Catherine Trautmann en février 2000)? Guy Amsellem, délégué aux arts plastiques, avait visité l'an dernier le squat Rivoli, scellant là une reconnaissance de cette «animation artistique intéressante», et écrit des lettres au propriétaire de Rivoli (CDR) pour obtenir un sursis aux artistes. Si, depuis, Catherine Tasca est toujours l'invitée arlésienne de «Rivoli», la politique du ministère est ainsi posée par Michel Duffour, son secrétaire d'Etat au patrimoine, : «Le ministère en aucun cas ne cautionne l'occupation illégale d'une propriété privée, prévient-il, mais ces lieux interdisciplinaires bousculent les structures traditionnelles et inventent une nouvelle lecture de la ville. Nous devons donner des réponses à ces artistes, à Paris et en province, qui souhaitent travailler collectivement et qui, de fait, animent les quartiers.» Concrètement, un chargé de mission a été mandaté pour établir 15 monographies sur 15 collectifs en France, avant le mois de mars 2001. Car le réseau informel des collectifs d'art n'irrigue pas que la seule capitale. En banlieue et en province, qui a un petit train d'avance dans la pratique des baux précaires - les Tanneries de Dijon, le Clandé à Toulouse, les Diables bleus de Nice, le Squattalille de Lille, les Ateliers du vent à Rennes, la célèbre Belle-de-Mai à Marseille et bien d'autres -, ces démarches artistiques sont largement répandues (2).
Marie-Pierre Bouchaudy, conseillère auprès de Michel Duffour, est plus précise. «Nous cherchons concrètement des bâtiments, privés ou publics, à Paris, qui pourraient fonctionner avec des contrats de confiance et des baux précaires. Nous rencontrons des propriétaires. Mais le mécénat est difficile. L'Etat devrait montrer l'exemple. Il faut faire vite, car tous les squats sont expulsables au plus tard le 31 mars. Pour le récent "cas d'école" de la rue Blanche, les deux ministères concernés, Culture et Education nationale, se concertent et cherchent des solutions pour éviter l'expulsion des artistes.»
«Il faudrait au moins cinq lieux à Paris»
A la Direction des arts plastiques (DAP) du ministère de la Culture, depuis un an, Elisabeth Caillet et Jean-Hugues Piettre se battent pour les squats artistiques. Pour Elisabeth Caillet: «Ce mouvement est mal compris, les propriétaires ont peur de ces "bandits" qui pourtant relient le social et l'artistique. Il nous faut respecter le désir d'autonomie de ces artistes, qui ne souhaitent ni subventions ni institutionnalisation. Mais saurons-nous faire dans la souplesse?» Jean-Hugues Piettre, arpenteur passionné de ces friches urbaines, suggère qu' «il faudrait au moins cinq lieux à Paris».
Justement, dans son programme municipal, Bertrand Delanoë promet clairement cinq immeubles aux collectifs d'artistes. Mais, en pleines élections municipales, le débat se fait feutré. Ce ne sont pas ces espaces créatifs que le candidat socialiste a mis en avant lors du dernier meeting dans le XVIIIe. Son premier geste serait-il, symboliquement, de préempter un des lieux? Son conseiller culturel, François Adibi, ne s'engage pas: «Si Bertrand Delanoë est élu, il fera un inventaire des lieux disponibles. Il ne faut pas se contenter de "faire un coup". Mais redonner à la culture tout son rayonnement dans Paris.»
A droite, on n'a pas entendu Philippe Séguin. Pierre Lellouche, lui, candidat RPR dans le IXe, a écrit dans un tract que son arrondissement «en avait assez des squats», entretenant la confusion entre squats artistiques et squats logements. Les Verts soutiennent les «Squ'art». Ce qui reste de l'actuelle mairie de Paris a l'habitude de s'enorgueillir de deux lieux «stabilisés»: les Forges, en reconstruction dans le XXe, qui vont offrir des ateliers individuels aux créateurs, les Frigos, dans le XIIIe, qui se retrouvent pourtant enfermés dans un plan d'urbanisme assez étouffant. Mais la mairie n'a pas voulu préempter la Grange-aux-Belles, dans le Xe.
Du côté de la justice, l'avocate des collectifs Rivoli et AlterNation, Florence Diffre, explique que les squatters sont des occupants «sans droit ni titre». «Mais les magistrats ont le pouvoir de regarder en face une réalité sociale et économique. J'attends d'eux qu'ils accordent des délais - pouvoir que leur a conféré le législateur -, aux occupants d'un immeuble vide s'il ne fait l'objet d'aucun projet d'exploitation du propriétaire.»
Récupération
Parmi les artistes, le débat est intense entre ceux qui souhaitent des contrats de confiance et ceux qui craignent la récupération. A AlterNation, par exemple, le sculpteur designer Titou dit que, même avec un bail précaire, «il faudra continuer le système D»: «Déranger, garder notre art de vivre avant-gardiste. Et surtout ne pas exposer aux Galeries La Fayette comme certains artistes squatters l'ont fait en septembre pour s'y faire récupérer. Ils ont vendu moins et à des prix plus bas qu'à la galerie du squat Matignon, l'an dernier.»
Pierre Manguin soutient qu'«AlterNation est son "école", où il se confronte avec d'autres artistes. Au début du siècle, les artistes se réunissaient dans les cafés, aujourd'hui, c'est dans les squats».
Le peintre Frédéric Atlan se demande «si le retard français ne permettra pas de tirer les leçons des écueils berlinois, où les squats sont devenus des bars, font du business». In Fact, «atelier outil», tient bon depuis avril 1999, dans son cadre paisible de travail. «Notre situation est très fragile, la préfecture ferme un oeil, le ministère fait un clin d'oeil», résume l'un des animateurs, Eric Perrier.
A Canal 35, on rencontre les squatteuses Kat'rinet et l'inévitable Yabon (Franck Hiltenbrand), l'une des grandes gueules de cette fronde depuis «Pole Pi», dans l'ex-lycée Diderot, en 1998. Celui qui a prôné les occupations dans les beaux quartiers préfère la médiatisation-performance à la négociation et se lance dans une candidature-happening à la mairie de Paris, dans le Xe. «Je ne crois plus aux discussions. Quand je pense à tous les lieux dont nous avons été expulsés et qui sont toujours vides. Aujourd'hui, à Canal 35, ça tourne à la MJC, on a attiré tous les jeunes désoeuvrés des alentours. C'est difficile avec le voisinage. Des tableaux ont été volés. Et personne ne tient compte de ce que nous représentons pour les jeunes. Au lieu de cela, lors de notre dernier procès, nous avons été assommés par une amende de 60 000 francs. Pour la plupart, on plie bagage, pour rebondir ailleurs.» Avec son imperturbable lenteur, la machine administrative sera-t-elle capable de rattraper un mouvement aguerri à la vitesse?.
(1) Le bâtiment doit faire l'objet d'un échange entre la mairie de Paris et le ministère de l'Education nationale.
(2) Lire l'excellent dossier «Des squats d'utilité publique», de Politis du 30 novembre 2000.
Et aussi: Du contre-pouvoir, de Miguel Benasayag et Diego Sztulwark, éd. la Découverte, 89 F, 166 pp.
text pris de: http://www.liberation.com/quotidien/semaine/20001219marzh.html
ANNE-MARIE FÈVRE (Liberation)