Grenoble: Il était une fois une grande ville... |
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Il était une fois une grande ville. La banlieue pauvre d’une grande ville. Les gens qui y habitaient subissaient tous un ordre social injuste, mais il n’y avait plus de lieux où lutter rassemblés. Le temps des grandes usines était passé. Leur condition sociale était maintenant extraordinairement éclatée, diversifiée, individualisée. Qui en intérim par-ci, qui chômeur par-là, qui vigile, qui voleuse. Quelle condition commune pouvait-il y avoir entre tous ces gens de tous ces quartiers pauvres, ceux du Nord, ceux du Sud, ceux de l’Ouest, ceux de l’Est ?
Une chose peut-être : le bailleur social. Deux ou trois grands bailleurs détenaient tous les HLM de la banlieue de cette ville, et lorsqu’ils élevaient le loyer, c’étaient des milliers d’habitant-e-s qui en subissaient les conséquences et pouvaient, à partir de là, se solidariser de part et d’autre de l’agglomération. Evidemment, comme les patrons des grandes usines d’antan, les bailleurs faisaient tout pour séparer les quartiers : les augmentations n’avaient pas lieu partout en même temps, et d’ailleurs aucun média ne racontait aux gens du Sud que ceux de l’Est partageaient peut-être leur colère contre l’état de délabrement dans lequel le bailleur laissait leurs immeubles.
Mais cette année-là, il se passa quelque chose qui fit frémir les gros et les gras qui roulent des cigares et font fumer des safranes. La compagnie de chauffage urbain de cette ville, qui fournissait seule tous les HLM de toutes les banlieues, avait augmenté ses prix de 30%. La hausse avait pesé dans tous les budgets. Si bien que, lorsque les gens de l’Ouest commencèrent à faire parler de leur colère et de leur lutte auto-organisée, ceux du Sud tendirent vite l’oreille, et se mirent eux aussi à faire des réunions.
Devant l’échauffement des esprits, tous les pontes se mirent d’accord pour organiser un grand débat participatif dans la banlieue Sud, celle qui menaçait de protester. Les encravattés avaient des intérêts parfois convergents, parfois divergents, mais ils savaient se mettre à l’unisson dans des moments stratégiques comme celui-là. Des huiles de la mairie donc, se retrouvèrent avec celles de la compagnie de chauffage, celles du bailleur social, et même celles de l’union de quartier, sur une même tribune, un beau soir de printemps.
« Venez ! » disaient les affiches dans tout le quartier. « Vous allez pouvoir dialoguer avec vos autorités. C’est la démocratie participative. Vous allez pouvoir comprendre pourquoi les prix du chauffage ont monté. » 300 personnes étaient venues. Le grand dialogue était organisé dans un grand théâtre du quartier, chacun et chacune avait pris place dans les fauteuils en velours. Les gens étaient alignés devant la scène qui n’avait pas de fond, les grands rideaux, les grands écrans et les encravattés sous les projecteurs. Ceux-ci entamèrent leur show, debout, micro à la main, dans leurs costumes de luxe. Ils avaient tout prévu. Exposés, powerpoints, questions-réponses, minute émotion.
L’un d’entre eux avait en effet un beau numéro d’artiste. Une larme gicla prodigieusement de son oeil gauche quand il expliqua combien il était sensible aux soucis des pauvres gens. Un autre notable, lui, avait joué plutôt le prof-ingénieur-qui-se-heurte-à-des-obstacles-que-vous-ne-pouvez-pas-comprendre-mais-qu’on-va-quand-même-vous-expliquer. Pourquoi le prix du chauffage a augmenté ? Pourquoi on n’y peut rien, ma pauvre dame ? La réponse devait se trouver quelque part dans la série de tableaux et de graphiques qu’il commenta longuement avec des mots ridicules. Il expliqua notamment que l’hiver dernier avait été « un hiver fort en froidure », or « on ne maîtrise pas la froidure, donc on ne maîtrise pas la facture ». C’était sans doute la réplique la plus réussie du spectacle.
Les petites fenêtres de débat avaient permis à quelques habitant-e-s de poser au micro leurs questions. Le caractère individuel de certaines d’entre elles avait alors été opportunément accentué par le gratin. « Votre cas est bien particulier mon bon monsieur, laissez-moi vous en parler en privé à la fin de la soirée ». Résultat : pendant que les concerné-e-s attendaient patiemment la fin, une bonne partie du public s’était éclipsée petit-à-petit. Quand enfin une personne avait osé poser des questions qui comptent et qui fâchent, il ne restait plus grand monde dans la salle. « Nous allons appeler un chat un chat » avait alors tonné le maire, chic ! Enfin ! Mais c’était encore un effet d’annonce. Toutes ses phrases suivantes s’étaient affaissées dans un long monologue bureaucratique et auto-satisfait.
En sortant du théâtre, plusieurs habitant-e-s, agacé-e-s, avaient flairé l’arnaque.
« – C’était flou. La moitié des gens, ils n’ont rien compris.
– C’est comme au boulot : quand ils sortent les powerpoints, c’est mauvais signe. C’est qu’ils veulent nous endormir et faire passer une pilule.
– Ils nous mènent où ils veulent. Ils nous parlent avec leurs termes techniques, même avec un bac + quelque chose, on se sent ignorante. Ils sont sur leur terrain.
– Ils ont dit qu’ils feraient des travaux d’isolation avant l’hiver prochain, tu parles ! Ils s’étaient déjà engagés à ça il y a deux ans. Mais tout ce qu’ils font, c’est repeindre nos volets. L’isolation, c’est pour dans dix ans. Et nous en attendant, on paye.
– Ils disaient que ce serait une soirée-débat... Tout ce qu’ils ont fait, c’est nous dire en long en large et en travers qu’ils sont des anges. A les entendre, leur seul souci dans la vie, c’est l’écologie, l’intérêt général et tutti quanti, comme s’il n’y avait aucun actionnaire privé dans leur boîte.
– En fait c’était une soirée de propagande.
– C’est toujours pareil. »
Chacun, chacune était rentré-e chez soi, l’esprit embrumé, ou fâché, ou découragé. Les questions, les hypothèses, les exigences que les habitant-e-s voulaient dire à leurs dignitaires, elles étaient restées dans leur poche, parce que tout dans la mise en scène était fait pour les intimider.
Sous le coup de la colère, le lendemain soir après le travail, une habitante du Sud prit l’initiative d’aller à la rencontre des gens de l’Ouest. Elle leur conta la mésaventure. Elle leur demanda si on leur avait déjà fait le coup de la démocratie participative.
« – Holà, malheureuse ! répondirent-ils. N’allez pas vous engouffrer là-dedans sans préparation, c’est dangereux ! Ces débats ont le visage accueillant de la « concertation », ne vous méprenez pas : ce sont purement et simplement des champs de bataille. Il faut y aller armés, parce que eux, en face, ils le sont. T’as vu le décor qu’ils ont choisi ? Le temps de parole qu’ils s’accordent ? Leurs effets lumineux et tout ? Et puis la rhétorique, c’est leur métier. Si tu les laisses parler, ils t’embarquent à l’autre bout de ce qui est important. Nous ça fait trois ans qu’on fait des réunions avec les autorités, on connaît leur numéro. Avant, quand ils arrivaient avec leur petite valise, leur petit écran de cinéma, quand ils commençaient à sortir leurs formules et leurs pirouettes, on les écoutait poliment. Maintenant on n’est plus dupes. On les coupe tout de suite et on prend la main. Leurs graphiques on s’en fout. On revient tout le temps aux questions et aux besoins qui sont les nôtres, on les lâche pas.
« Le secret, dirent-ils enfin, c’est le type de lien qu’il y a entre les gens de votre quartier. Il ne faut jamais aller sur le champ de bataille en étant isolés. Il peut y avoir 300 personnes assises côte-à-côte, toutes très lucides, mais qui n’osent pas faire autre chose que ruminer leur méfiance dans leur coin. Elles sont peut-être 300, mais c’est comme si elles étaient 1 ou 2. Il faut créer du lien en amont entre ces 300 personnes, pour qu’elles soient claires, ensemble, sur ce qu’elles veulent gagner. Pour qu’elles s’organisent, qu’elles soient plus fortes. Il ne faut pas attendre la démocratie participative pour s’organiser, sinon on se fait bouffer. »
Nous sommes nombreuses et nombreux à se ressentir de la colère face à l’hypocrisie des gens qui nous gouvernent, nous ne voulons plus nous laisser faire. Nous en avons les forces, nous en avons les moyens, il suffit de les réunir. Nous encourageons les habitant-e-s de tous les quartiers à rechercher ou à créer les lieux, les moments, les structures où illes peuvent partager enfin une parole collective et autonome sur leur propre situation. On y confronte des arguments, on y décortique le discours des propriétaires, on s’y éclaircit les idées, on y côtoie des voisin-e-s avec lesquel-le-s la solidarité deviendra de plus en plus évidente. On y construit, pierre par pierre, une force collective capable d’auto-défense face aux offensives de « démocratie participative ».
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Collectif Défends-toit